Ce compte-rendu des nombreuses interventions plurielles faites à ce sujet lors de la conférence essaye de rendre compte de l’essentiel de leur contenu sans en atténuer la diversité.
Jean-Guy Dufour
PAYS – BAS
La politique européenne, qui vise à réduire les dépenses de Sécurité sociale, à rendre le travail le moins cher et le plus flexible possible et à obliger les gens à accepter un travail mal payé pour vivre, est mise en œuvre de la façon suivante par le gouvernement néerlandais:
réduction des revenus sociaux par rapport aux salaires;
introduction d’une contribution personnelle dans les dépenses de santé et dans l’accès aux services publics;
mise à la charge des employeurs des congés maladie pour qu’ils les limitent au maximum;
établissement d’un guichet unique pour les aides sociales et les allocations chômage pour traquer tout cumul;
gel des salaires pendant deux ans sur la base d’un accord patronat-syndicats-gouvernement;
réduction des droits des chômeurs;
contreparties exigées aux revenus sociaux comme l’acceptation d’un plan d’insertion.
Allant dans le même sens, la commission parlementaire Leijnse propose ce qui est appelé le « modèle capucino » pour refondre tout le système actuel de protection sociale avec trois niveaux de revenus sociaux: un revenu garanti par l’État à tout citoyen d’un très bas niveau, une assurance fondée sur les salaires et une assurance fondée sur l’épargne individuelle.
BELGIQUE
La mise en œuvre de la politique européenne de l’emploi se fait de la façon suivante:
Il y a une multiplication de systèmes d’emplois « a i d é s » visant certains groupes cibles: le plan Rosetta offre des contrats d’un an pour les jeunes et le plan Activa concerne les chômeurs âgés de longue durée, etc. Ceux qui sont « a i d é s », avec ces plans, ce sont les patrons qui en profitent évidemment pour licencier des salariés en régime normal pour les remplacer par ces emplois moins chers. Le résultat de ces systèmes n’est donc nullement une création d’emplois mais un partage du coût salarial entre les patrons et les contribuables!
Les personnes touchant le revenu minimum garanti (Minimex) ont été, il y a deux ans, obligées d’accepter un parcours d’insertion sans que cela ne soulève beaucoup d’oppositions. Le plan du député socialiste Vanderbrook veut maintenant étendre ce système à tous les chômeurs depuis plus de 15 mois. Ils devront signer un engagement à chercher avec acharnement des emplois dont on sait pourtant qu’ils n’existent pas. Si leurs efforts sont jugés insuffisants, ils seront radiés!
ALLEMAGNE
Avec son trop fameux Agenda 2010, la coalition gouvernementale se livre à une casse sociale généralisée sans rencontrer d’opposition parlementaire. L’État social, garanti par la Constitution, est mis en question, et c’est de ce fait l’ordre social mis en place après la guerre qui est bousculé.
L’Agenda 2010 prévoit le démantèlement (privatisation) des mesures de protection en cas de maladie, de vieillesse ou de licenciement et l’abolition du statut de chômeur de longue durée. Les quatre lois Harz mettent en musique cette orientation. Sur le marché du travail, les emplois à durée limitée dont les salaires d’entrée se trouvent 20 à 30% au-dessous du niveau tarifaire augmentent sensiblement tandis que les licenciements sont facilités et la protection contre le chômage réduite . L’acceptation de tout emploi, indépendamment du niveau de qualification et du salaire antérieur, devient contraignante et la protection chômage en cas de chômage de longue durée est annulée. Puisque les élites politiques et sociales refusent toute politique vraiment créatrice d’emploi, il devient possible qu’un chômeur reste sans emploi et sans prestation. C’est le retour à la pauvreté.
Les lois Hartz prévoient en particulier:
Le raccourcissement de la durée de l’allocation chômage à 12 mois au maximum (seuls les plus de 55 ans pouvant bénéficier d’une extension jusqu’à 18 mois) – toujours en fonction de la durée de leur emploi précédant, bien entendu. Ceci exclut 30% des allocataires du régime des allocations chômage.
Les chômeurs de longue durée qui touchaient jusqu’à présent une aide calculée en fonction de leur dernier salaire (53%) et qui avait droit à un emploi correspondant plus ou moins à leur qualification, n’auront droit, à partir du 1e r janvier 2005, qu’à un minimum bien au-dessous du seuil de pauvreté: 345 euros mensuels en ex-RFA et 311 euros en ex-RDA, ce qui ne laissera guère plus de 4, 5 euros par jour pour manger. En principe s’ajoute à ce montant le coût du loyer, mais la restructuration de l’agence de l’emploi, qui octroie les emplois en même temps qu’elle verse les prestations (selon les critères d’une entreprise privée) fait en sorte que l’arbitraire augmente. Ainsi, une famille peut être contrainte à chercher un autre logement si celui qu’elle occupe est jugé « trop cher ». Ce « revenu social » est bien sûr conditionné par les ressources du ménage. En fonction de cela, un demi-million de personnes vont perdre le droit à cette prestation.
Cette nouvelle prestation changera aussi le régime de l’aide sociale. Jusqu’à présent, celle-ci avait entre autre pour fonction de s’ajouter au salaire dans le cas où celuici serait au-dessous du niveau de l’aide sociale. La nouvelle aide sociale ne sera versée qu’aux personnes qui ne sont pas en mesure d’assumer un emploi: handicapés, vieux, malades etc. Le nombre des bénéficiaires de l’aide sociale va passer de 1200000 à 200000 environ.
La Fondation Bertelsman (think tank du gouvernement) pense quant à elle que c’est encore trop et que la nouvelle aide au chômage devrait être divisée par deux! La justification fournie par la loi Hartz est claire et se passe de comment aires : « Les exigences qu’on est en droit d’avoir vis-à-vis des chômeurs sont sans limites car le coût qu’ils représentent pour la société doit absolument diminuer. » De ces mesures va résulter un développement des emplois à très bas salaires (santé, aide à domicile, etc.) qui va frapper les femmes tout particulièrement. Nombre de personnes sont poussées à un travail intérim ou encore « a i d é e s » à devenir « travailleur libre ». Des centaines de milliers de gens vont être purement et simplement plongés dans la misère par ces mesures.
ESPAGNE
Depuis une dizaine d’années, il y a eu une décroissance forte du chômage qui est passé de plus de 20% à 11% (il est encore de 16% chez les femmes!), ce qui représente encore le plus fort taux d’Europe. En cinq ans, le PIB par habitant a augmenté de 40% mais le revenu par habitant n’a progressé que de 31% seulement. Cette croissance s’est faite de façon très inégalitaire et laisse beaucoup de gens sur le bas côté: 8 millions de personnes sont en dessous du seuil de pauvreté fixé à 280 euros mensuels; presque la moitié des salariés espagnols sont au chômage ou avec un contrat précaire ; le taux de travail précaire est resté constant à environ 30% ces dix dernières années touchant 4millions de salariés. Quant au temps partiel, il est à 80% féminin. L’économie illégale s’est développée et de plus en plus de gens, surtout des jeunes, des femmes et des immigrés, passent continuellement du chômage à un travail précaire ce qui les maintient dans la pauvreté et l’insécurité. Beaucoup de femmes sont obligées de travailler dans des secteurs comme celui du ménage et de l’aide à domicile où le droit du travail est quasi-inexistant.
Le système de protection sociale espagnol est bas ce qui est un héritage de la période franquiste. Aujourd’hui, un RMI de 300 euros (56% du Smic) n’est touché que par 200 000 personnes et 50% des chômeurs sont privés de toute allocation, lesquelles allocations ont diminué ces dernières années.
Heureusement, la dégradation dramatique de la situation des chômeurs et des règles encadrant les licenciements, décidée par le gouvernement Aznar en 2001, a pu être évitée grâce à deux grèves générales et aux énormes manifestations de 2001 et 2002. Précédent instructif pour tous!
Le cas de l’Espagne montre que dans le passage de la dictature à la démocratie, la lutte pour les revenus garantis suffisants est vraiment essentielle.
FRANCE
Dans le but de peser sur les salaires, il y a collusion entre le patronat et le gouvernement pour réduire les droits et les allocations des chômeurs et pour mettre celles-ci sous conditions. Ceci s’inscrit dans une agression générale contre tous les droits sociaux.
Depuis deux ans, trois attaques ont été mises en place en ce qui concerne les allocations chômage:
Celle visant le régime des intermittents du spectacle qui donne lieu à l’énorme lutte bien connue qui dure encore. n L’activation du RMI par le RMA, contrat à mi-temps de 9 mois renouvelable une fois et payé au Smic horaire avec le RMI versé à l’employeur. Résultat: 133 euros de plus par mois pour le Rmiste pour 80 heures de travail et un coût de l’heure pour le patron de 4 euros au lieu de 10,5!
La limitation à deux ans de l’allocation de solidarité spécifique (70% du seuil de pauvreté) jusqu’ici illimitée dans le temps.
La diminution de la durée des allocations de chômage et le durcissement des conditions d’accès décidés fin 2002 par l’organisme de l’assurance-chômage (Unedic).
L’application rétroactive de ces dernières diminutions aux allocataires inscrits avant fin 2002, en violation du contrat Pare pourtant léonin et imposé, a mis en fin de droit anticipé 250000 chômeurs début 2004; 660000 autres vont suivre. Parmi eux beaucoup de cadres qui réagissent très fort et qui ont initié une contre attaque juridique reprise à grande échelle par les organisations de chômeurs. (Lors de la rédaction de cet ouvrage, nous apprenons que la justice a donné raison aux chômeurs.).
GRÈCE
Depuis le développement des politiques néolibérales on assiste à une attaque frontale contre des droits sociaux déjà très maigres.
La croissance économique en Grèce a été ces dernières années la plus forte de l’UE mais elle ne profite pas à tout le monde. Les profits des patrons grecs sont le double de la moyenne européenne mais 25% de la population vit sous le seuil de pauvreté, ce qui est aussi le double de la moyenne européenne. Plus de 15% des travailleurs sont immigrés et n’ont aucun droit, ce qui est un malheur pour eux mais aussi pour tous les autres travailleurs grecs car ils servent ainsi aux patrons à faire pression sur le niveau des salaires. L’ égalité des droits entre les travailleurs grecs et les immigrés est d’autant plus nécessaire.
Plus de 70% des emplois créés en Grèce depuis cinq ans sont flexibles. De plus, 35% du travail se fait au noir! Une très forte minorité des travailleurs est en fait condamnée à faire des 45, 60, voire 65 heures par semaine en occupant deux voire trois emplois pour survivre.
Le gouvernement est récemment passé à droite. Durant la campagne électorale, le président du Parti socialiste a proposé l’introduction du travail sans Sécurité sociale pendant au moins cinq ans pour les jeunes à la recherche d’un premier emploi. Tout le monde a fait remarquer que, dans ce cas, les patrons licencieraient pour remplacer les travailleurs actuels par de tels jeunes.
Tout est-il alors noir? Non si on se rappelle la victoire de l’énorme mobilisation du peuple grec, il y a trois ans, contre les projets de réforme de la Sécurité sociale!
IRLANDE
Les organisations de chômeurs sont associées aux discussions entre le patronat le gouvernement et les syndicats.
Ceci est une bonne chose que l’on devrait essayer d’obtenir partout en Europe.
Cela permet des avancées. Ainsi, le gouvernement vient-il de décider qu’à partir de 2007, 30% de la croissance des profits des entreprises et 40% ultérieurement devraient être consacrés à l’augmentation des allocations chômage, permettant de faire passer celles ci de 134 euros par semaine en moyenne actuellement à 144 euros.
Par contre, le gouvernement a augmenté de 49 à 52 semaines le temps de travail nécessaire pour avoir droit aux allocations chômage et il a prévu qu’il faudrait que les chô- meurs démontrent qu’ils recherchent effectivement du travail pour y avoir droit. Ce qui est ressenti comme une humiliation et nous tentons d’amoindrir les impacts possibles de cette mesure.
FINLANDE
À la fin des années 1980, le taux de chômage en Finlande était très bas, en dessous de 3%. La conjonction de la mondialisation des marchés financiers et de la montée des taux d’intérêts en Allemagne a entraîné une crise de l’activité économique, des faillites dans la plupart des pays de l’Europe de l’Est et une forte croissance du chômage. En avril 1994, le taux de chômage a atteint son sommet à 16,6%. Depuis, il a décru très lentement. Le taux de chômage visible, c’est-à-dire les personnes inscrites dans les agences pour l’emploi, disponibles pour un emploi, était en janvier 2004 de 9,5%, il faut y ajouter 1% de demandeurs d’emploi inscrits dans des programmes spécifiques.
Dans les années de fort taux de chômage, la recette néolibérale de lutte contre le chômage a gagné du terrain dans les esprits. Bien que les tentatives les plus austères de réduction d’impôts sur le revenu, d’allocations chômage, de couverture sociale aient été rejetées, l’orientation a été claire, les droits des demandeurs d’emploi ont beaucoup souffert. Les allocations chômage ont été introduites en 1985 puis, deux ans plus tard, les jeunes et les chômeurs de longue durée se sont vu proposer des droits à un emploi aidé par l’État, pour une durée de 6 mois, ce qui permettait de prolonger la durée des allocations.
En 1992-1993, ce système a été supprimé, ce qui a provoqué une montée en puissance des (syndicats (LTU), des disparités salariales, une dépendance croissante des revenus de substitution et en réalité un second marché du travail pour les personnes qui entrent dans la vie active à travers des emplois aidés.
UNE POLITIQUE SOCIALE EUROPÉENNE ?
Formellement la politique sociale est de la compétence exclusive de chaque État et, sauf en matière de sécurité et de santé au travail, c’est simplement une concertation entre États sur leur politique sociale qui peut se développer au niveau de l’UE.
En fait, le tour de la situation dans chaque pays démontre à l’évidence que cette concertation, quand elle aboutit à des conclusions consensuelles, induit bien l’application d’une même orientation politique dans tous les pays. Or, l’axe fondamental de cette politique, tout particulièrement depuis les sommets de Luxembourg en 1997 et de Lisbonne en 2000, est de prendre les mesures sociales permettant d’améliorer la compétitivité de l’économie européenne par rapport à celle des États-Unis et du Japon. C’est uniquement de ce point de vue que les questions sociales sont vues. Dans ce cadre, la compétence formellement exclusive des États permet qu’une dégradation des droits sociaux appliquée pays par pays ne bute sur aucun minimum fixé au niveau européen. Le projet de traité constitutionnel permet d’ailleurs de prolonger indéfiniment cette logique en se refusant à fixer de tels minima.
D’où le débat: faut-il prendre acte de cet état de fait et lutter pour les droits sociaux essentiellement pays par pays ?
Faut-il lutter pour des coopérations renforcées entre États qui seraient prêts à garantir en commun des normes sociales avancées, comme l’envisage le projet de traité constitutionnel dans d’autres domaines? Faut-il même développer le rapport de force permettant d’obtenir enfin des standards sociaux satisfaisants au niveau européen d’application obligatoire dans chaque pays s’ils sont supérieurs aux législations nationales?
Deux points font, par contre, consensus:
Il y a bien une lutte à mener au niveau européen pour que la politique décidée à ce niveau ne dépouille pas chaque pays des moyens financiers d’une politique sociale et d’une politique de l’emploi avancées.
La politique européenne actuelle en matière d’immigration permet aux employeurs d’user massivement du travail illégal pour peser sur l’ensemble des salaires et des conditions de travail. Une seule parade existe: exiger les mêmes droits pour toutes les personnes vivant sur le territoire européen quelle que soit leur origine.