La plus grande manifestation jamais organisée contre la mondialisation libéraleA Barcelone, le 16 mars 2002, le mouvement a franchi une nouvelle étape ! Il y avait, selon la police catalane, 250 000 manifestants, ½ million selon les organisateurs et 300 000 selon la presse. Quels que soient les chiffres retenus, la manifestation de Barcelone face au sommet de l'Union européenne a été au moins aussi nombreuse que celle de Gênes, en juillet 2001 face au G-7. Un chiffre aussi impressionnant qu'imprévu : les organisateurs pensaient rassembler 50 000 personnes, et la tenue, deux jours auparavant, d'une manifestation de la Confédération européenne des syndicats de 100 000 personnes laissait craindre une dispersion des énergies peu propice aux démonstrations de force. Ce succès est d'autant plus remarquable que, comme à Gênes, la pression policière et médiatique avait été très forte : des dizaines n'arrestations préventives à Barcelone, les frontières bloquées pour les 1500 à 2000 manifestants français et belges qui voulaient se joindre à la mobilisation, une psychose anti-terroriste et anti-basque allant jusqu'à justifier la présence d'avions de guerre ! Dernier élément utile pour juger de l'importance de l'événement : à Barcelone, plus encore que dans les autres mobilisations opposées à la mondialisation libérale, la mobilisation était locale. En dehors d'un contingent d'une dizaine de millier de basques, particulièrement visibles et militants, la quasi-totalité des banderoles étaient en catalan, et les délégations du reste de l'Espagne restaient discrètes. Quant aux cortèges européens, en dehors de délégations symboliques de quelques pays, on ne dénombrait que quelques centaines de français, le reste des troupes étant bloqué au Perthus par les autorités espagnoles. Les raisons de cette réussite méritent qu'on s'y arrête. Le sommet européen de Barcelone était certes important. La libéralisation du marché de l'énergie en était la partie la plus visible, mais il y avait aussi à l'ordre du jour l'extension de l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, la flexibilité du marché du travail, la position européenne pour la conférence de l'ONU, à Monterrey, sur les finances nécessaires au développement, et des questions plus techniques comme Galileo, l'équivalent européen du GPS, le système de localisation américain par satellite. Il y avait donc de très bonnes raisons pour manifester contre une Europe qui démantèle les services publics et précarise encore le marché du travail et pour une Europe qui respecterait les droits sociaux, l'environnement et qui instaurerait des rapports différents avec les pays du sud. |
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Mais ce sommet n'était que le sommet intermédiaire de la présidence espagnole, et c'est en général lors du sommet final, où sont prises les décisions les plus importantes, que se concentrent les mobilisations. Sans oublier l'argument classique qui veut qu'il soit plus facile de mobiliser contre l'OMC ou le G-7, des cibles plus simples que l'Union européenne qui est tout à la fois la porte d'entrée dans la « mondialisation libérale » et un espace qui pourrait être celui d'un autre modèle social, démocratique et environnemental. Pour comprendre cet incroyable succès, il faut le situer dans la vague actuelle de mobilisation contre la mondialisation libérale, qui est depuis Québec, Gênes et Porto Alegre, en pleine phase d'extension et de « massification ». Barcelone est un des bastions de ce mouvement. Dès juin 2000, grâce aux contacts établis lors du sommet social de Genève et à la mobilisation de Prague, en septembre de la même année, le MRG « Movimiento de Resistancia Global » s'était constitué et des mobilisations très massives avaient eu lieu. A partir de là on a vu des militants barcelonais partout, à Nice, Gênes ou Bruxelles. A Barcelone même, l'annonce d'une conférence de la Banque Mondiale en juin 2001 a permis le développement d'une campagne très importante, au point que la Banque a préféré annuler sa conférence, la campagne décidant de maintenir, pour fêter l'événement, une manifestation qui a rassemblé près de 20 000 personnes. Le sommet de l'Union européenne était, pour les militants de Barcelone, la première « vraie » raison pour pouvoir, enfin, se mobiliser massivement ! La composition de la manifestation du 16 mars était significative des caractéristiques du mouvement en Catalogne : une force motrice dans la jeunesse, un brassage très large intégrant l'ensemble des mouvements sociaux, et des formes d'organisation très basistes et décentralisées. Trois « blocs » appelaient à manifester. D'abord la « campagne contre l'Europe du capital » qui regroupait plus de 100 associations, héritière directe de la campagne contre la Banque mondiale, dont la plupart des animateurs, très jeunes, viennent du « Movimiento de Resistancia Global », ensuite les nationalistes catalans et basques, et, pour finir le « Forum social de Barcelone » qui regroupe la gauche parlementaire, liée au PSOE et à IU, et les grands syndicats, CCOO et UGT. La manifestation avait tous les attributs des mobilisations vraiment massives. La foule était très compacte, à l'opposé des manifestations un peu institutionnelles où les porteurs de banderoles savent jouer de la distance entre les lignes pour créer l'illusion du nombre. Tous les cortèges étaient massifs, plus d'un millier avec le mouvement des femmes, trois mille avec ATTAC, des milliers en défense des palestiniens, de l'environnement ou avec les syndicats radicaux comme la CGT, l'héritière de la CNT des années 30. Mais tous les cortèges étaient mélangés, une majorité de jeunes, mais aussi des gens de tout âge et de toute provenance : on pouvait voir des badges du PSC (les catalans du PSOE) dans des cortèges autonomes... Les rapports de force entre les trois blocs étaient clairs. Les nationalistes étaient de 5 à 10 000, un cortège coloré et vivant composé pour l'essentiel de catalans, les basques, à part quelques représentants institutionnels, ayant été attiré par le cortège des mouvements sociaux, animé par « Emen Eta Mundua », l'équivalent basque du MRG. Le Forum social de Barcelone représentait une force du même ordre, mais, découragés par la longueur de l'attente, décidait de se disperser avant même l'ébranlement de la manifestation. Restait, en tête, l'écrasante majorité avec la campagne contre l'Europe du capital. Plus encore que dans le reste de l'Europe, les générations militantes de Catalogne, et plus généralement d'Espagne à l'exception du pays basque, ont connu une rupture très marquée dans les années 1980. L'horizon de la gauche radicale et des mouvements sociaux des années 1970 était bordé par la chute du franquisme, et l'expérience de la révolution portugaise pouvait laisser espérer une sortie de la dictature concomitante à une rupture avec le capitalisme. La transition démocratique et les accords de la Moncloa entre les syndicats et le gouvernement ont brisé cet espoir et marqué l'affaiblissement durable des équipes militantes. Dans la deuxième moitié des années 1990, quand les mobilisations ont commencé à se développer, les nouvelles générations militantes avaient l'espace dégagé pour expérimenter de nouvelles formes d'actions et construire leurs mouvements. L'exemple des Etats-Unis a inspiré de nombreux militants et on peut suivre les effets de contagion traverser l'Atlantique en passant par Barcelone, des plus infimes à des aspects plus substantiels : signes des mains pour manifester son approbation, usage de la non-violence active, évolution très rapide des structures organisationnelles, le MRG est ainsi dans un processus de dissolution comparable a celui qu'avait connu le « Direct Action Network » après Washington, en avril 2000, etc. Ces similitudes se sont diffusées d'autant plus vite qu'elles correspondaient à une culture libertaire et « assemblear » très enracinée en Catalogne. Mais les liens sociaux sont beaucoup plus resserrés ici qu'ils ne le sont aux Etats-Unis. Et on assiste à une situation rare où le mouvement - là la manifestation du 16 mars - est marquée par ces nouvelles formes d'action militante - par exemple, pour éviter toute personnalisation, la première ligne est composée de militants choisis parce qu'ils sont des « anonymes » - mais est aussi capable d'intégrer toutes les composantes de la société, tous les âges et tous les secteurs sociaux. Quelques remarques pour conclure.
Ensuite le caractère secondaire de la violence à Barcelone. Il y a bien eu quelques incidents, quelques poubelles brûlées, quelques jets de pierre, mais rien d'important, pas plus dans la réalité que dans les commentaires des média, la nervosité policière étant jugée - à juste titre - comme la cause première de ces incidents mineurs. Là aussi, après la montée des violences à Göteborg et Gênes, Barcelone est, dans la lignée de Bruxelles, le signe d'une plus grande maturité du mouvement. La question de la libre circulation en Europe est par contre un problème majeur. Il n'est pas possible de laisser se développer un état de fait où il serait considéré comme normal que les gouvernements interdisent, en Europe, la circulation des citoyens et la participation aux manifestations. Les protestations des mouvements, et en particulier d'ATTAC, à ces atteintes aux libertés publiques, ont eu un certain impact, mais il faudra amplifier ces campagnes. Pour finir, il faudra prendre en compte l'impact de l'événement dans les réseaux militants. Il devrait être très important dans l'état espagnol, la mobilisation de Séville, en juin, pour le sommet européen, permettra de le vérifier. Plus largement, une des questions clés, là-bas comme pour le reste de l'Europe, résidera dans la capacité du mouvement à se doter de structures minimales. Sans revenir sur l'acquis que représentent les formes décentralisées et démocratiques des mobilisations, la faiblesse de leurs structurations rend difficile la transmission des expériences et la mise en synergie des mouvements catalans et espagnols avec leurs correspondants européens et mondiaux. Il y a là un enjeu majeur qui sera au coeur du Forum social européen de novembre prochain. Comment développer les mouvements à l'échelle mondiale, sur les grands objectifs, ceux mis en avant à Porto Alegre, mais aussi les enraciner au niveau local, national et continental et, pour cela, leur permettre d'élaborer des corps de revendications et des stratégies d'action efficaces ? Paris, le 17 mars 2002
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