AU CANADA CA VA MAL AUSSI
Malgré un taux de chômage légèrement inférieur à la moyenne européenne, le Canada, membre du G7, n'offre plus à tous ses citoyens une garantie de bien-être social. La pauvreté qui se développe depuis quelques années est maintenant visible dans les rues des grandes villes comme dans les campagnes et les réserves et, paradoxe des pays riches, une partie de la population connaît désormais des conditions de vie misérables. Mieux vaut avoir un bon boulot, être blanc, de sexe masculin, entre trente et quarante ans...
Ah, le Canada, les grands espaces, le flamboyant de ses forêts rousses en automne, la cabane en rondins au milieu de la pureté blanche des hivers et les caribous en liberté dans le silence des plaines immenses, le feu qui crépite et le sirop d'érable sur les tartines... La vie à l'état brut, un peu rude certes, mais pleine de cette simplicité originelle. Et puis malgré tout, l'ancrage dans la modernité, la haute technologie à portée de main pour le confort et le bien-être de tous! De la place à gogo donc pour les 27 millions de Canadiens qui peuplent cet immense territoire qui, du Pacifique à l'Atlantique, s'étale sur près de 9000 kms. De la place pour cultiver (2ième exportateur de blé) et des ressources naturelles à foison : la fôret boréale tout d'abord qui fournit en abondance bois et fourrures et puis le sous-sol qui assure au pays la première place en production d'uranium et les meilleurs rangs pour le zinc, le nickel, l'or, le platine, le cuivre, le tungstène, le titane...Côté énergie, un peu de pétrole et surtout un réseau hydroélectrique tellement développé qu'on peut exporter vers les USA sans se priver. Des richesses naturelles qui ont fortement encouragé l'occupation de ces grands espaces, à priori inhospitaliers, par les vagues d'immigrants venus d'Europe qui, en quelques siècles, se sont dotés d'une démocratie de type fédérale (10 provinces et deux territoires), une organisation politique et sociale qui s'est structurée en intégrant à la fois les principes du Vieux Continant (le père) et ceux de leur unique et proche voisin, les USA. Un grand frère très influent dont le pays est presque une extension, une« colonie» , du moins sur le plan économique, puisque deux tiers des capitaux investis dans l'industrie sont essentiellement américains et que 70% des échanges commerciaux se font en direction des Etat-Unis ; le marché intérieur est étroit et les deux pays sont liés depuis 88 par un accord de libre-échange qui accroît encore la dépendance de la fédération face à son puissant voisin. Mais bon, le Canada s'en sort tout de même très bien sur le plan mondial : rappelons qu'il fait partie du club très prisé des pays les plus riches de la planète, le G7, et occupe d'ailleurs la septième place sur l'échelle. De l'espace, de la richesse,de la démocratie, pas de surpopulation, tout va bien! En plus, tout le monde vous le dira, ils sont vraiment sympas les Canadiens : joyeux, simples, tolérants et pas racistes pour deux sous : à preuve, cette ville presque chinoise sur la côte pacifique, Vancouver. A Toronto, deuxième ville du pays, on trouve deux quartiers quartiers Chinois, l'ancien et le nouveau, mais aussi un Grec, un Italien, un Portugais, un Shrilankais, un Phillipin... Et les trois millions d'autochtones qui restent, les Indiens, ils sont tout de même beaucoup mieux traités qu'au USA et n'ont pas été victimes d'un génocide indigne. On est ouvert au Canada, on respecte les peuples et les cultures, et on parle officiellement deux langues : l'anglais pour 63 % de la population et le français pour 23%. Bref, un immense territoire, riche et beau, qui a su préserver nature et traditions tout en étant résolument tourné vers l'avenir : un cadre de vie idyllique, le rêve, le bonheur, presqu'un paradis!
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Et la réalitéPresque, hélas, car en réalité, la vie est bien plus moche pour bon nombre de citoyens. C'est ce dont je me suis rendue compte au court de ces deux semaines passées à Toronto et à Montréal, à l'invitation de l'unique et jeune organisation de chômeurs en Ontario, UWC, (Unemployement Workers' Council), qui avait envoyé en Grande -Bretagne un de leurs membres pour participer aux Marches Européeenes de ce printemps dernier. J'ai ainsi découvert l'envers de la médaille : le Canada connaît en gros exactement les mêmes problèmes que nous en Europe, conséquences des politiques mises en place assujetties aux lois du marché : chômage important, développement de la pauvreté et des exclusions, sans-abris, précarité menaçante, obession du déficit budgétaire zéro, diminution des minima sociaux, coupes dans les bugets des secteurs publiques, dégradation des conditions de travail, pratique des heures supplémentaires généralisée, flexibilité instituée, augmentation des problèmes de santé, délinquance urbaine, drogue, enfance délaissée, etc, etc. La totale! Et si de loin, il paraît faire bon vivre au Canada, croyez-moi, il vaut mieux avoir la santé et un bon boulot, sinon...
Le taux de chômage officiel est de 9%, 14% pour Quebec, mais en réalité , si on compte les assistés sociaux, les femmes coincées à la maison, les formations et les stages bidons, les mi-temps ou temps partiels ridiculement bas, le travail au noir et les petits boulot, les travailleurs dits» autonomes» , les dégoutés et les déboutés, on frise les 20 à 30% ; dans certains quartiers de Montréal (Quebec), c'est presque 40% qu'on atteint. Comme en Europe, les femmes, les jeunes et les immigrés sont les premiers touchées : 57% des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté sont des femmes seules avec enfants à charge, les jeunes chômeuses sont deux fois plus nombreuses que les jeunes chômeurs, et les femmes de plus de 50 ans deux fois plus pauvres que les hommes ; les indiens connaissent des taux de chômage variant de 30 à 75% selon les régions. Pour peu qu'on soit jeune, ou vieux, femme, citoyen du Québec ou pêcheur des Nouveaux territoires de l'ouest et qu'on appartienne à une « minorité visible» , c'est la pauvreté presqu'assurée. Les conditions requises pour l'allocation chômage sont de plus en plus draconiennes et moins de 45% des chômeurs la perçoivent aujourd'hui contre 70% il y a 10 ans ; son montant est de plus en plus faible (55% du salaire) et sa durée, de plus en plus courte, dépend du taux de chômage de la région (nous sommes dans une fédération) et du nombre de semaines travaillées la dernière année ; dans tous les cas, elle ne dépasse jamais un an (de 10 à 42 semaines). Il faut pointer deux fois par mois et être totalement disponible pour un emploi : un refus, même justifié par la garde d'un enfant malade, d'une proposition des services administratifs entraine la perte irréversible des droits. Enfin, les lieux institutionnels d'aide à l'emploi tendent à disparaître massivement (à Toronto, plus que 4 centres ANPE, INEM
Janie, par exemple, chômeuse de 46 ans qui perçoit le « welfare» , prend des commandes de pizza par téléphone, 4 heures par soirée, les week-end, à 5$ de l'heure, en dessous du salaire minimum (6,85$ de l'heure) [1] et gagne ainsi un peu moins de 80FF par soirée. Comme la plupart des pauvres, elle n'arrive à se nourrir qu'en fréquentant les banques alimentaires deux fois par mois, le quartier chinois pour les fruits et légumes, et les supermarchés basse catégorie où l'on vend les rebus, voire même des produits périmés. Incrédule, j'ai demandé à voir et j'ai d'abord été saisie par une incroyable odeur de pourriture dès l'entrée du magasin ; au rayon viande, les barquettes ont toute la même couleur et quand les étiquettes ne sont pas illisibles, les dates de consommation sont limites ; les conserves n'ont pas de marque, les dates sont largement dépassées ; quant aux fruits, « tous avariés dedans» , sur un sac de 2kgs de pommes seul l'équivalent d'une pomme est consommable, le reste est blêt. |
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Pour s'habiller, il y a aussi des grandes surfaces qui vendent des vêtements d'occasion ; là ausi, ça sent le vieux et le sale. Pour les chaussures, c'est beaucoup plus délicat, il faut prévoir sur un mois : 40$ minimum pour une paire déjà très usée, le double pour du neuf de mauvaise qualité. Enfin, la gratuité des médicaments ayant été supprimée récemment, il vaut mieux s'interresser aux plantes pour pallier aux rhumes et grippes de l'hiver, et surtout bien se brosser les dents car là, c'est deux mois d'économie qu'il faut prévoir en cas de soin! A Toronto, dans certains quartiers, les jeunes se regroupent en bande et assaillent les pare-brises des conducteurs pour se faire quelques dollars, d'autres s'adonnent au crack, et au deal, se partageant, en plein centre ville, avec les « women-bags» , ces vieilles femmes qui font corps avec les tonnes de vieux chiffons et de sacs plastique qu'elles entassent sur des cadies, des territoires urbains délaissés par les institutions. Terribles visions de déchéance au milieu de l'abondance. [1] le salaire minimum est inférieur au seuil de pauvreté fixé par les organisations internationales
Dans le secteur publique, les budgets de l'éducation et de la santé subissent des coupes drastiques sous la houlette des gouvernements conservateurs au pouvoir depuis deux ans : fermetures d'hôpitaux, suppression des instituts psychiatriques, suppressions de postes... L'Etat envisage aussi de privatiser les transports ferroviaires et le réseau hydroélectrique. Tous les bugets sociaux ont été réduits.
La contestation pourtant vivace des années soixante-dix s'est assoupie : les militants politiques, tant dans les milieux syndicaux qu'associatifs, ont pris une claque avec la chute du mur et le démantèlement du bloc communiste, les groupes citoyens de protestation et de solidarité se sont faits récupérer à coups de subventions et de structures permanentes. Mise à mal des idéologies et institutionnalisation ont eu raison des résistances. A cela, il convient d'ajouter les dissensions régionales, particulièrement néfastes à la solidarité sociale. Québeqois francophones et Canadiens anglophones s'affrontent depuis des années et les Québéqois, s'ils n'ont pas voté en faveur de l'indépendance au dernier référendum, n'ent ont pas moins accordé leur confiance au PQ, Parti Québécois, en qui ils plaçaient tous leurs espoirs d'amélioration de leurs conditions de vie. Hélas pour eux, ils ont bien du se rendre à l'évidence : le PQ, pour indépendantiste qu'il soit, pratique la même politique que les anglophones libéraux et conservateurs du reste du pays et n'a apporté aucune changement économique. Pire, il s'est rallié aux tendances préconisées par Ottawa, capitale fédérale et ennemie de toujours. C'est toute une population qui se sent trahie et ne sait plus trop vers où se tourner.
Certes il existe de puissants syndicats, notamment dans le secteur publique (450 000 membres) ou encore dans l'automobile, mais il s'agit plus d'une puissance économique, construite un peu sur le modèle américain, que politique et contestataire : le système de cotisation par exemple, automatiquement prélevée sur tout salaire (de1,5 à 2 %), passe par dessus la volonté des salariés d'être ou non syndiqués et par conséquent, ne stimule guère la motivation et l'implication politique des personnes. Les syndicalistes eux-mêmes reconnaissent que ce système de fonctionnement, s'il leur confère une autonomie certaine, ne les pousse pas au travail de terrain traditionnel de conscientisation et que l'esprit de lutte et de solidarité s'en ressent. De plus, les centrales canadiennes, au contraire du syndicalisme français, ne sont pas traditionnellement reliées aux partis politiques ; c'est ainsi que CUPE, le plus gros syndicat à l'échelle de la fédération regroupe aussi bien des salariés aux tendances libérales que d'anciens militants de la gauche communiste. D'autre part, le monde syndical reste prisonnier d'accords signés avec l'Etat quant à ses moyens d'action et sa marge de manŠuvre est faible. Par exemple, le droit de grève ne peut être exercé que pendant certaines périodes : en dehors des « contrats» qui peuvent durer jusqu'à trois ans. Les enseignants qui contestent aujourd'hui massivement les projets de loi du gouvernement sont donc interdits de grève et seront dans l'illégalité s'ils passent outre. Enfin, les revendications restent encore trop parcellaires et sectorielles, se privant ainsi de l'appui d'une mobilisation forte et unitaire du corps social tout entier nécessaire pour faire reculer les politiques gouvernementales.
De plus, la multiplication à outrance des collectifs par le passé, les rivalités entre groupes et les désillusions politiques personnelles des militants ont contribué à affaiblir le réseau de résistance et à le diluer dans le tissu social plutôt qu'à le renforcer.
Malgré tout, les mécontentements de la population sont de plus en plus nombreux et globals : le chômage et la pauvreté menaçe la société dans son ensemble, les acquis sociaux s'effritent, l'avenir inquiète et on commence à comprendre tant chez les leaders des grandes centrales que chez les salariés que la dégradation des conditions de vie est un phénomène lui aussi global qui dépasse les régions, les secteurs professionnels, les catégories de tout poil, les cultures et les langues. Dans les discours comme dans les conversations privées, on sent poindre le début d'une prise de conscience, que les revendications des uns et des autres sont de même ordre et doivent s'exprimer dans une plus grande unité, que c'est « tous ensemble» qu'il faudra lutter. On entend çà et là des appels à la solidarité, à la création de larges fronts de contestation, à la formation de coalitions pour se battre contre les mesures gouvernementales., regroupant structures syndicales et groupe de citoyens. Les maisons populaires et autres groupes communautaires se rapprochent des syndicats, les leaders syndicaux incluent dans leurs discours la lutte contre la pauvreté. Les femmes, l'an passé, ont marché dans le pays pour dénoncer la paupérisation dont elles sont victimes. Des « groupes contre la pauvreté» se montent et à Toronto comme à Montréal, se manifestent au risque d'arrestations et procédures judiciaires, en mènant des actions radicales et spectaculaires : tentative de réquisition de bâtiments avec les sans-abris, journées de mendicité à l'intérieur des grandes surfaces pour protester contre un arrêté anti-mendicité sur la voie publique, occupation de locaux administratifs... Certains sans-emplois commencent à comprendre les raisons de leur situation et tentent de s'organiser pour leurs droits, laissant leur sentiment de culpabilité au placard mais ils restent encore minoritaires. Les « peuples premiers» eux, ne se remettent pas vraiment de la discrimination et des situations d'esclavage qu'ils ont endurées pendant des générations [2] mais les plus jeunes, s'ils ne sont pas tombés dans l'alcool, .tentent de prendre la parole au travers d'activités culturelles pour l'essentiel. Depuis un an, les syndicats ont quant à eux lancé une offensive en Ontario et organisé des « journées d'action» contre les réductions de budgets et la montée du chômage ; la dernière en date a eu lieu en Octobre à Windsor, en face de Detroit (USA), et a rassemblé plus de 300 000 personnes appartenant à différentes organisations. Les acteurs sociaux prennent contact, au-delà de leur appartenance et de leur localisation (les distances géographiques sont une difficulté de plus à surmonter) mais nous sommes encore bien loin d'une solidarité horizontale et d'un réseau de résistances transversales tels qu'on en connaît en Europe
En tout cas, beaucoup sont d'acord : « ENOUGH IS ENOUGH» et après des années d'attentisme, les Canadiens semblent résolus à ne plus se laisser emberlificoter par les discours mensongers de leurs gouvernements successifs. Ils ne veulent pas du modèle américain qu'on leur propose. Réussiront-ils à se mobiliser largement pour défendre leurs acquis et leurs valeurs. Affaire à suivre..
Carol FAURE, AC!, pour « les Marches Européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions» Octobre 1997. |
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